vendredi 21 décembre 2007

Portrait du baron de Besenval par le duc de Lévis

Portrait du baron de Besenval, par Henri Danloux



Le baron de Besenval était un officier suisse qui avait servi avec distinction pendant la guerre de Sept-Ans ; il joignait à l'intrépidité qui de tous temps a caractérisé sa nation ce feu de valeur qui paraît appartenir à la nôtre ; il avait une belle taille, une figure agréable, de l'esprit, de l'audace : que faut-il de
plus pour réussir? Aussi avait-il eu beaucoup de succès auprès des femmes. Cependant ses manières avec elles étaient trop libres, et sa galanterie était de mauvais ton; même entre hommes sa conversation était plus cynique que piquante, et
sa gaieté plus railleuse qu'enjouée. Le hasard l'avait très bien servi pour son avancement. Lorsque le comte d'Artois fut nommé colonel général des Suisses, M. de Besenval profita de son grade dans le régiment des gardes, qui le mettait en rapport
avec ce jeune prince, pour s'insinuer dans ses bonnes grâces.

Il parvint bientôt à se faire admettre dans la société intime de la reine.
Mêlant alors la flatterie à des maximes pernicieuses qu'il débitait avec une assurance faite pour imposer à une princesse sans expérience, il acquit sur elle un ascendant funeste, et que je regarde même, ainsi que plusieurs personnes à portée d'en juger, comme une des principales causes de sa perte.
En effet, la reine, avec un très-bon cœur, avait un malheureux penchant pour la moquerie. Il applaudit à ce défaut, que l'on pourrait presque appeler vice dans un tel rang. La conséquence fut l'éloignement de tout ce qu'il y avait à la cour de femmes respectables, dont la raison et les conseils eussent été si nécessaires.
Dans l'âge des plaisirs et de la frivolité, dans l'ivresse du pouvoir suprême, la reine n'aimait point à se contraindre; l'étiquette et les cérémonies lui causaient de l'impatience et de l'ennui. On lui prouva qu'il y avait de la duperie à ne pas rendre sa condition aussi heureuse que celle de ses premiers sujets, dont la société faisait les délices ; que, dans un siècle aussi éclairé, où l'on faisait justice de tous les préjugés, les souverains devaient s'affranchir de ces entraves gênantes que la coutume leur imposait ; enfin, qu'il était ridicule de penser que l'obéissance
des peuples tînt au plus ou moins d'heures que la famille royale passait dans un cercle de courtisans ennuyeux et ennuyés.
Des maximes aussi commodes dans la bouche d'un homme qui avait de l'expérience et de l'esprit étaient faites pour séduire ; elles bannirent tous les scrupules. Malheureusement le roi, à qui ses goûts simples et sa timidité naturelle donnaient de l'éloignement pour la représentation, ne s'opposa point à ces changements, qu'on lui présenta même comme favorables à l'économie.

Plusieurs charges furent supprimées, et l'on n'exigea plus ou plutôt l'on ne permit plus le service de presque toutes les autres. Excepté quelques favoris, que le caprice ou l'intrigue désigna, tout le monde fut exclu ; le rang, les services, la considération, la haute naissance ne furent plus des traits pour être admis dans l'intimité de la famille royale ; seulement, le dimanche, les personnes présentées pouvaient pendant quelques instants voir les princes. Mais elles se dégoûtèrent,
pour la plupart, de cette inutile corvée, dont on ne leur savait aucun gré ; elles reconnurent, à leur tour, qu'il y avait de la duperie à venir de si loin
pour n'être pas mieux accueillies, et s'en dispensèrent ou ne vinrent que de loin à loin.
L'ambition et la cupidité n'en furent pas moins actives ; mais on chercha
à se faire des protecteurs parmi les personnes en crédit, et des grâces s'obtinrent de la seconde main. Ainsi Versailles, ce théâtre de la magnificence de Louis XIV, où l'on venait avec tant d'empressement, de toute l'Europe, prendre des leçons de bon goût et de politesse, n'était plus qu'une petite ville de province où l'on n'allait qu'avec répugnance et dont on s'enfuyait le plus vite possible.
Mais tout se tient dans une monarchie ;la cour, naturellement composée de ce qu'il y a de plus considérable dans la nation, est le lien nécessaire entre le peuple et
le trône. Lorsque cet intermédiaire fut détruit, le roi et sa famille
se trouvèrent isolés et privés de leur appui naturel ; car le devoir de sujet, la fidélité, l'intérêt même ont bien moins d'influence sur la plupart des hommes qu'un attachement personnel dont le dévouement ne connaît point de bornes.
Enfin un tyran a des ennemis, mais il ne manque pas de partisans, au lieu qu'un monarque sans cour est un grand arbre déraciné que le moindre coup de vent renverse.

Il est d'autant plus fâcheux que la reine ait suivi des conseils funestes, qui lui aliénèrent une nation dont elle avait été l'idole dans les commencements, qu'elle semblait destinée par la nature à tenir la première cour du monde. Jamais princesse ne joignit autant de grâce à la dignité qui convient à un rang si élevé ; ses manières étaient aussi nobles qu'affables, et, sans avoir un esprit très étendu, elle avait cette mémoire obligeante dont on sait un gré infini aux princes et qui leur gagne plus de cœurs que les bienfaits.
Le roi, sou époux, n'avait pas été aussi favorisé par la nature ; mais l'expérience a prouvé que la dignité dans les souverains suffit pour contenir leurs sujets dans la subordination convenable, et qu'elle remplace, jusqu'à un certain point, les
qualités qui d'elles-mêmes inspirent le respect. Je ne parlerai pas de Louis XIV, de ce prince si longtemps l'arbitre de l'Europe, beau, aimable et magnifique, admiré des deux sexes, et dont tout l'extérieur était si noble et si imposant qu'il semblait destiné, entre tous les autres hommes, à l'honneur du commandement :
un tel roi ne pouvait manquer d'être respecté.
Mais Louis XV n'avait qu'une partie des avantages de son aïeul ; il eut pourtant aussi une époque d'éclat et de gloire ; les victoires du maréchal de Saxe, remportées en sa présence et sous ses auspices, la modération généreuse, peut-être même excessive, qu'il montra lors de la paix d'Aix-la-Chapelle, l'avaient rendul'idole de ses sujets; ils lui avaient même décerné le doux nom de Bien-aimé, titre le plus flatteur dont l'histoire fasse mention. Mais ces sentiments changèrent
totalement pendant les quinze dernières années de son règne.
La dépendance servile où madame de Pompadour sut le retenir, les revers de la guerre de Sept-Ans, qu'on attribua, avec raison, à cet assujettissement, les impôts exorbitants, les querelles du parlement, que le fanatisme envenima encore, enfin ses débauches effrénées, lui firent perdre l'estime et l'affection de ses peuples. Et cependant le soin qu'il eut de maintenir sa dignité l'empêcha de tomber dans l'avilissement.
Par là il remplit du moins le devoir le plus important d'un monarque, celui de faire respecter la royauté. Et ne croyez pas que, pour parvenir à ce but, il ait eu besoin d'employer des mesures tyranniques ou même sévères ; l'observation exacte des bienséances de cour, le maintien strict des formes antiques et de l'appareil qui entourait le trône lui suffirent.
Si parfois (et bien rarement) quelqu'un s'écarta en sa présence du respect
qu'il lui devait, le ridicule fut l'arme dont il se servit pour réprimer cet indiscret, sachant qu'elle est plus redoutable aux Français que la plus forte réprimande, peut-être qu'un exil momentané.
Je ne rappellerai point ici sa réponse si piquante au comte de L *** qui revenait de Londres entiché d'anglomanie : elle est connue ; celle qu'il fit au peintre La Tour l'est moins, et, ce qu'il y a d'assez singulier, c'est aussi un jeu de
mots. Le roi se faisait peindre par lui ; pour se désennuyer, il lui demanda ce que l'on disait de nouveau à Paris. C'était vers 1760 , époque de nos plus grands désastres sur terre et sur mer; La Tour dit que l'on était mécontent, que les affaires publiques allaient mal.
« Elles peuvent se rétablir, répondit le roi un peu ému.
— Comment voulez-vous? reprit La Tour sans s'en apercevoir, nous n'avons plus de marine.
— Vous oubliez celles de Vernet, » repartit le monarque en lui lançant un regard qui remit le peintre à sa place et le rendit ridicule ans yeux de tous les assistants.
Louis XV avait les plus beaux yeux du monde, et une singulière dignité dans le regard, telle que j'en fus frappé , quoique je fusse encore enfant quand je le vis Ce regard, et l'habit d'étoffe d'or dont il était revêtu ce jour-là, se réunirent même dans mon imagination à l'idée d'un grand roi, sans pouvoir en être séparés, jusqu'au moment où je vis le grand Frédéric, qui avait aussi des yeux superbes et le plus noble regard.
La seule différence, c'est qu'au lieu d'étoffes d'or il portait un vieil uniforme tout usé ; mais le héros brillait à travers les trous de son habit.

Louis XVI n'avait point, comme les deux rois ses prédécesseurs , un extérieur imposant; cependant il n'y avait rien dans sa personne qui dérogeât à la dignité suprême dont il était revêtu ; c'étaient plutôt ses manières que sa configuration qui manquaient de noblesse, car il était grand et bien proportionne.
Ses mœurs irréprochables commandaient l'estime, et ses vertus privées méritaient tous les respects ; mais il n'avait ni l'éclat qui impose, ni la grâce qui séduit, ni la fermeté qui contient.
Ces moyens si puissants pour gouverner les hommes , et plus particulièrement les Français, lui manquaient absolument. Raison de plus pour tenir constamment ses sujets à une distance respectueuse, et pour ne jamais déposer le diadème, dont l'éclat éblouissant empêche de distinguer les imperfections de celui qui le porte. Mais, par une étrange fatalité, l'appareil de cour, l'étiquette, qui parait si puérile aux esprits superficiels, et qui est cependant le seul moyen de prévenir la confusion des rangs , ne furent jamais plus nécessaires que sous le règne
du prince qui les abolit.
On s'élonnera peut-être de me voir attacher tant d'importance. La dignité extérieure dans un monarque, c'est à,dire dans celui qui peut disposer de la fortune, de la liberté et par conséquent de la vie de tous Cette digression est étrangère à M. de Besenval, je le sais ; mais elle ne l'est point au principal objet que je me suis proposé en prenant la plume, la peinture des mœurs et de l'esprit national. Terminons cet article.

M. de Besenval a laissé quatre volumes d'anecdotes et de Mémoires, publiés très indiscrètement quelques aimées après sa mort, ils n'ajoutent rien à l'opinion que l'on avait de sa capacité et de son esprit, et ils ne confirment que trop celle qu'avaient tous ceux qui le connaissaient du relâchement de ses principes, ou, pour dire le mot, de sou immoralité.
Les aventures galantes qu'il raconte, et qui sont loin d'être toutes avérées, sont fâcheuses pour les familles distinguées qu'elles concernent, et les réflexions scandaleuses qui les accompagnent le sont encore plus pour sa mémoire. Cependant l'intimité dans laquelle l'auteur a vécu pendant tant d'années avec les princes,
les ministres et les principaux personnages de la cour, l'avait mis à portée de connaître les causes de la plupart des événements, et personne n'aurait pu faire mieux que lui la peinture exacte et animée de la fin du règne de Louis XV et de tout celui de son successeur. Mais, dans les différents morceaux sans choix et sans liaison qu'il a écrits, on voit percer la partialité la plus révoltante ; il ne parle que dans les ternies du mépris et de la haine de M. d'Aiguillon dont personne ne conteste les talents ; aggrave les torts de Louis XV et nie ses qualités très réelles; il exagère, au contraire, celles du duc de Choiseul et de ses autres amis ; mais celui qu'il traite le mieux, c'est lui- même : il a tout prédit, tout prévu, fait et défait les ministres.
La vérité est qu'il a contribué à la nomination du maréchal de Ségur, et qu'il a décidé celle de la duchesse de Polignac.
Comme écrivain il est à la fois sec et diffus ; ses portraits sont trop longs, et aucun n'est achevé ; il y a des traits de ressemblance, mais l'ensemble est toujours manqué. Sans jamais s'élever à des considérations générales, il se noie dans des détails de guerre ou d'intrigue, et se complaît à montrer combien il possédait cette adresse si commune chez ses compatriotes, qui, sous un extérieur épais et balourd, sont d'ordinaire bien plus fins que les Français. Ceux-ci ne le sont que par moment, et abandonnent par légèreté ou inconstance le fruit de longs travaux.
Les Suisses, au contraire, joignent le calme des peuples du Nord et la persévérance des Allemands à la finesse de leurs voisins du Midi.

Malgré tous ces défauts, ceux qui n'ont point connu l'ancienne cour pourront lire avec fruit les Mémoires du baron de Besenval ; ils y trouveront une vérité de couleur qui n'existe pas, qui ne saurait exister dans les ouvrages de ces écrivains qui se mêlent de peindre les caractères de princes dont ils n'ont jamais dépassé la première antichambre.
Ici les motifs sont quelquefois supposés, les allégations souvent malicieuses; mais tout ce que l'auteur dit avoir vu est vrai, les détails qu'il rapporte sont exacts ; sans être intéressants en eux-mêmes, ils le sont sous le rapport des opinions et des coutumes d'un siècle que la Révolution semble avoir séparé de nous par un long intervalle, et sur lequel on se trompe d'autant plus aisément que les anciens noms subsistent pendant que les choses sont entièrement changées.

Souvenirs et portraits du duc de Lévis

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