lundi 19 novembre 2007

Lady Hamilton, par Elisabeth Vigée Le Brun

La future lady Hamilton, Georges Romney


La vie de lady Hamilton est un roman : elle se nommait Emma Lyon ; sa mère, dit-on, était une pauvre servante, et l'on n'est pas d'accord sur le lieu de sa naissance ; à treize ans, elle entra comme bonne d'enfant chez un honnête bourgeois à Hawarder; mais, ennuyée de l'obscurité dans laquelle elle vivait, et se flattant qu'à Londres elle pourrait se placer plus convenablement, elle s'y rendit. Le prince de Galles m'a dit l'avoir vue à cette époque, avec des sabots à la porte d'une fruitière, et quoiqu'elle fût très pauvrement vêtue, sa charmante figure la faisait remarquer.
Un détaillant du marché Saint-Jean la reçut à son service, mais elle sortit bientôt de chez lui pour entrer comme femme de chambre chez une dame de bonne famille et très honnête. Dans cette maison elle prit le goût des romans, puis le goût des spectacles. Elle étudiait les gestes, les inflexions de voix des acteurs, et les rendait avec une facilité prodigieuse. Ce talent, qui ne plaisait et ne convenait nullement à sa maîtresse, la fit renvoyer.
Ce fut alors qu'ayant entendu parler d'une taverne où se rassemblaient tous les artistes, elle imagina d'aller y chercher de l'emploi. Sa beauté était dans tout son éclat ; toutefois, elle était encore très sage. On raconte que sa première faiblesse eut pour motif de sauver un de ses parens nommé Galois, qui venait d'être pressé sur la Tamise, et qui était matelot.
Le capitaine, auquel elle s'adressa pour obtenir la délivrance de son parent, y mit un prix qui lui livra la jeune fille. Devenu possesseur d'Emma, il lui donna des maîtres de toute espèce, puis il l'abandonna. Elle fit alors connaissance avec le chevalier Feathersonhang, qui la trouva trop fière avec lui, et ne tarda pas à l'abandonner aussi.
Emma se voyant sans ressource, descendit bientôt au dernier degré d'avilissement. Un hasard étrange la tira de cet abîme. Le docteur Graham s'empara d'elle, pour la montrer chez lui, couverte d'un léger voile, sous le nom de la déesse Higia (déesse de la santé) ; une quantité de curieux et d'amateurs venaient en foule la voir; les artistes surtout en étaient charmés. Quelque temps après cette exhibition, un peintre l'emmena chez lui comme modèle ; il lui faisait prendre mille attitudes gracieuses qu'il fixait dans ses tableaux. C'est là qu'elle perfectionna ce talent d'un nouveau genre, qui l'a rendue célèbre. Rien n'était plus curieux en effet que la faculté qu'avait acquise lady Hamilton de donner subitement à tous ses traits l'expression de la douleur ou de la joie, et de se poser merveilleusement pour représenter des personnages divers. L'oeil animé, les cheveux épars, elle vous montrait une bacchante délicieuse, puis tout à coup son visage exprimait la douleur, et l'on voyait une Madeleine repentante admirable.
Le jour que le chevalier Hamilton me la présenta, il voulut que je la visse en action ; je fus ravie; mais elle était habillée comme tout le monde, ce qui me choquait. Je lui fis faire des robes comme celles que je portais, pour peindre à mon aise, et qu'on appelle des blouses ; elle y ajouta des schals pour se draper, ce qu'elle entendait très bien ; dès lors, on aurait pu copier ses différentes poses et ses différentes expressions pour faire toute une galerie de tableaux; il en existe même un recueil, dessiné par Frédéric Reinberg, qu'on a gravé.
Pour revenir au roman de sa vie, c'est tandis qu'elle était chez le peintre dont j'ai parlé, que lord Gréville 7 en devint si fort amoureux, qu'il allait l'épouser en 1789, quand il fut subitement dépouillé de ses places et ruiné. Il partit aussitôt pour Naples, dans l'espoir d'obtenir des secours de son oncle, le chevalier Hamilton, et il emmena Emma afin qu'elle plaidât sa cause auprès de son grand parent. Le chevalier, en effet, consentit à payer toutes les dettes de son neveu, mais à la condition qu'Emma lui resterait. (Je tiens ces détails de lord Gréville lui-même.) Emma devint donc la maîtresse de lord Hamilton, jusqu'au printemps de 1791, qu'il se détermina à l'épouser en dépit des remontrances de sa famille. Il me dit, en partant pour Londres : «Elle sera ma femme malgré eux ; après tout, c'est pour moi que je l'épouse.»
Ainsi, ce fut lady Hamilton qu'il ramena à Naples peu de temps après, devenue aussi grande dame qu'on puisse l'être. On a prétendu que la reine de Naples alors s'était intimement liée avec elle. Il est certain que la reine la voyait ; mais on peut dire que c'était politiquement.
Lady Hamilton étant très indiscrète, la mettait au fait d'une foule de petits secrets diplomatiques, dont Sa Majesté tirait parti pour les affaires de son royaume.
Lady Hamilton n'avait point d'esprit, quoiqu'elle fût excessivement moqueuse et dénigrante, au point que ces défauts étaient les seuls mobiles de sa conversation ; mais elle avait de l'astuce, qui l'a servie à se faire épouser. Elle manquait de tournure et s'habillait très mal, dès qu'il s'agissait de faire une toilette vulgaire. Je me souviens que lorsque je fis mon premier portrait d'elle en sibylle : elle habitait à Caserte une maison que le chevalier Hamilton avait louée ; je m'y rendais tous les jours, désirant avancer cet ouvrage. La duchesse de Fleury et la princesse Joseph de Monaco assistaient à la troisième séance, qui fut la dernière. J'avais coiffé madame Hart (elle n'était pas encore mariée) avec un schall tourné autour de sa tête en forme de turban, dont un bout tombait et faisait draperie. Cette coiffure l'embellissait au point que ces dames la trouvaient ravissante. Le chevalier nous ayant toutes invitées à dîner, madame Hart passa dans ses appartemens pour faire sa toilette, et lorsqu'elle vint nous retrouver au salon, cette toilette, qui était des plus communes, l'avait tellement changée à son désavantage, que ces deux dames eurent toutes les peines du monde à la reconnaître.
Lorsque j'allai à Londres, en 1802, lady Hamilton venait de perdre son mari.
Je me fis écrire chez elle, et elle vint aussitôt me voir dans le plus grand deuil. Un immense voile noir l'entourait, et elle avait fait couper ses beaux cheveux pour se coiffer à la Titus, ce qui était alors à la mode. Je trouvai cette Andromaque énorme ; car elle avait horriblement engraissé.
Elle me dit en pleurant qu'elle était bien à plaindre, qu'elle avait perdu dans le chevalier un ami, un père; et qu'elle ne s'en consolerait jamais. J'avoue que sa douleur me fit peu d'impression ; car je crus m'apercevoir qu'elle jouait la comédie. Je me trompais d'autant moins que peu de minutes après, ayant aperçu de la musique sur mon piano, elle se mit à chanter un des airs qui s'y trouvaient.
On sait que lord Nelson à Naples avait été très amoureux d'elle ; elle était restée avec lui en correspondance fort tendre ; et quand j'allai lui rendre sa visite un matin, je la trouvai rayonnante de joie; de plus, elle avait placé une rose dans ses cheveux comme Nina.
Je ne pus me tenir de lui demander ce que signifiait cette rose?--C'est que je viens de recevoir une lettre de lord Nelson, me répondit-elle.
Le duc de Berri et le duc de Bourbon, ayant entendu parler de ses attitudes, avaient un désir extrême de voir ce spectacle qu'elle n'avait jamais voulu donner à Londres.
Je lui demandai de m'accorder une soirée pour les deux princes, et elle y consentit.
J'invitai alors quelques autres Français que je savais être fort curieux d'assister à cette scène ; et le jour venu je plaçai dans le milieu de mon salon un très grand cadre enfermé à droite et à gauche dans deux paravens. J'avais fait faire une énorme bougie qui répandait un grand foyer de lumière ; je la posai de façon qu'on ne pût la voir, mais qu'elle éclairât lady Hamilton comme on éclaire un tableau.
Toutes les personnes invitées étant arrivées, lady Hamilton prit dans ce cadre diverses attitudes avec une expression vraiment admirable.
Elle avait amené avec elle une jeune fille qui pouvait avoir sept ou huit ans, et qui lui ressemblait beaucoup.
Elle la groupait avec elle, et me rappelait ces femmes poursuivies dans l'enlèvement des Sabines du Poussin. Elle passait de la douleur à la joie, de la joie à l'effroi, avec une telle rapidité que nous étions tous ravis.
Comme je l'avais retenue à souper, le duc de Bourbon, qui était à table à côté de moi, me fit remarquer combien elle buvait de porter. Il fallait qu'elle y fût bien accoutumée, car elle n'était pas ivre après deux ou trois bouteilles. Longtemps après avoir quitté Londres, en 1815, j'ai appris que lady Hamilton venait de finir ses jours à Calais, où elle était morte dans l'isolement et la plus affreuse misère.

Souvenirs d'Elisabeth Vigée Le Brun

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