lundi 19 novembre 2007

Madame de Genlis rencontre Voltaire

Voltaire accueille ses invités, par Jan Huber



Je compte aller demain a Ferney, voir M. de Voltaire.
Je n'avais point pour lui de lettre de recommandation ; mais les jeunes femmes de Paris en sont toujours bien reçues. Je lui ai écrit pour lui demander la permission d'aller chez lui ; il n'y avait dans mon billet ni esprit, ni prétentions, ni fadeurs, et j'ai daté du mois d'août.
M. de Voltaire veut qu'on écrive du mois d'Auguste. Cette petite pédanterie m'a paru une flatterie, et j'ai écrit fièrement du mois d'août. Le philosophe de Ferney m'a fait une réponse très gracieuse ; il m'annonce qu'en ma faveur il quittera ses pantoufles et sa robe de chambre, et il m'invite à dîner et à souper.
J'ai passé neuf heures avec M. de Voltaire ; voilà une journée mémorable qui doit être détaillée dans le journal d'une voyageuse ; je conterai avec simplicité, comme à mon ordinaire, ce que j'ai observé et ce que j'ai senti.

De Genève.

Quand j'ai reçu la réponse aimable de M. de Voltaire, il m'a pris tout à coup une espèce de frayeur, qui m'a fait faire des réflexions inquiétantes. Je me suis rappelé tout ce qu'on m'a conté des personnes qui vont pour la première fois à Ferney. Il est d'usage (surtout pour les jeunes femmes) de s'émouvoir, de pâlir, de s'attendrir, et même en général de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire ; on se précipite dans ses bras, on balbutie, on pleure, on est dans un trouble qui ressemble à l'amour le plus passionné. Voilà l'étiquette de la présentation à Ferney.
M. de Voltaire y est tellement accoutumé, que le calme et la seule politesse la plus obligeante ne peuvent lui paraître que de l'impertinence ou de la stupidité.
Cependant, je suis naturellement timide et d'une froideur glaciale avec les gens que je ne connais pas ; je n'ai jamais eu le courage de donner une louange en face à ceux avec lesquels je ne suis pas intimement liée ; il me semble qu'alors tout éloge est suspect de flatterie, qu'il ne saurait être de bon goût, et qu'il doit déplaire ou blesser. Je me promis pourtant, non pas de faire une scène pathétique, mais de me conduire de manière à ne pas causer un grand étonnement, c'est-à-dire que j'ai pris la résolution, pour n'être pas ridicule, de sortir de ma simplicité habituelle, et d'être moins réservée et surtout moins silencieuse.

Je suis partie de Genève d'assez bonne heure, suivant mon calcul, pour arriver à Ferney avant l'heure du dîner de M. de Voltaire ; mais m'étant réglée sur ma montre qui avançait beaucoup, je n'ai connu mon erreur qu'à Ferney. Il n'y a guère de gaucherie plus désagréable que celle d'arriver trop tôt pour dîner, chez les gens qui s'occupent et qui savent employer leur matinée ; je suis sûre que j'ai coûté une ou deux pages à M. de Voltaire ; ce qui me console, c'est qu'il ne fait plus de tragédies, je ne l'aurai empêché que d'écrire quelques impiétés, quelques lignes licencieuses de plus...
Cherchant de bonne foi tous les moyens de plaire à l'homme célèbre qui voulait bien me recevoir, j'avais mis beaucoup de soin à me parer; je n'ai jamais eu tant de plumes et tant de fleurs. J'avais un fâcheux pressentiment que mes prétentions en ce genre seraient les seules qui dussent avoir quelques succès.
Durant la route, je tâchai de me ranimer en faveur du fameux vieillard que j'allais voir ; je répétais des vers de la Henriade et de ses tragédies, mais je sentais que, même en supposant qu'il n'eût jamais profané son talent par tant d'indignes productions, et qu'il n'eût fait que les belles choses qui doivent l'immortaliser, je n`aurais en sa présence qu'une admiration silencieuse.
Il serait permis, il serait simple de montrer de l'enthousiasme pour un héros, pour le libérateur de la patrie, parce que, sans instruction et sans esprit, on peut apprécier de telles actions, et que la reconnaissance semble autoriser l'expression du sentiment qu'elles inspirent ; mais lorsqu'on se déclare le partisan passionné d'un homme de lettres, on annonce qu'on se croit en état de juger souverainement tous ses ouvrages, on s'engage à lui en parler, à disserter, à détailler ses opinions ; combien toutes ces choses sont déplacées dans la jeunesse, et surtout dans une femme!
Je menais avec moi un peintre allemand qui revient d'ltalie, M. Ott ; il a beaucoup de talent et très peu de littérature, il sait à peine le français, et il n'a jamais lu une ligne de M. de Voltaire, mais sur sa réputation, il n'en a pas moins pour lui tout l'enthousiasme désirable.
Il était hors de lui en approchant de Ferney ; j'admirais et j'enviais ses transports, j'aurais voulu pouvoir en prendre quelque chose. On nous a fait passer devant une église sur le portail de laquelle ces mots sont écrits: Voltaire a élevé ce temple à Dieu. Cette inscription m'a fait frémir, elle ne peut paraître que l'extravagante ironie de l'impiété ou l'inconséquence la plus étrange.

Enfin, nous arrivons dans la cour du château, nous descendons de voiture, M. Ott était ivre de joie, nous entrons ; nous voilà dans une antichambre assez obscure, M. Ott aperçoit sur le champ un tableau, et s'écrie : C'est un Corrège! Nous approchons; on le voyait mal, mais c'était en effet un beau tableau original du Corrège, et M. Ott fut un peu scandalisé qu'on l'eût relégué là.
Nous passons dans le salon, il était vide. Je vis dans le château cette espèce de rumeur désagréable que produit une visite inopinée qui survient mal à propos ; les domestiques avaient un air effaré, on entendait le bruit redoublé des sonnettes qui les appelaient, on allait et venait précipitamment, on ouvrait et fermait brusquement les portes ; je regardai à la pendule du salon, et je connus, avec douleur, que j'étais arrivée trois quarts d'heure trop tôt, ce qui ne contribua pas à me donner de l'aisance et de la confiance.
M. Ott vit à l'autre extrémité du salon un grand tableau à l'huile, dont les figures sont en demi-nature; un cadre superbe, et l'honneur d'être placé dans le salon, annonçaient quelque chose de beau. Nous y courons, et à notre grande surprise, nous découvrons une véritable enseigne à bière, une peinture ridicule représentant M. de Voltaire dans une gloire, tout entouré de rayons comme un saint, ayant à ses genoux les Calas, et foulant aux pieds ses ennemis, Freron, Pompignan, etc., qui expriment leur humiliation en ouvrant des bouches énormes et en faisant des grimaces effroyables.
M. Ott fut indigné du dessin et du coloris, et moi de la composition.
"Comment peut-on placer cela dans son salon? disais je. --Oui, reprenait M. Ott, et quand on laisse un tableau du Correge dans une vilaine anti-chambre..."
Ce tableau est entièrement de l'invention d'un mauvais peintre genevois qui en a fait présent à M. de Voltaire; mais il me paraît inconcevable que ce dernier ait le mauvais goût d'exposer pompeusement à tous les yeux une telle platitude.

Enfin, la porte du salon s'ouvrit, et nous vîmes paraître madame Denis, la nièce de M. de Voltaire, et madame de Saint-Julien. Ces dames m'annoncèrent que M. de Voltaire viendrait bientôt. Madame de Saint-Julien qui est fort aimable, et que je ne connaissais pas du tout, est établie pour tout l'été à Ferney ; elle appelle M. de Voltaire, mon philosophe, et il l'appelle mon papillon. Elle portait une médaille d'or à son côté ; j'ai cru que c'était un ordre, mais c'est un prix d'arquebuse donné par M. de Voltaire, et qu'elle a gagné ces jours-ci ; une telle adresse est un exploit pour une femme. Elle m'a proposé de faire un tour de promenade, ce que j'ai accepté avec empressement; car je me sentais si refroidie, si embarrassée, je craignais tellement l'apparition du maître de la maison, que j'étais charmée de m'échapper un moment, afin de retarder un peu cette terrible entrevue.
Madame de Saint-Julien m'a conduite sur une terrasse de laquelle on pourrait découvrir la magnifique vue du lac et des montagnes, si l'on n'avait pas eu le mauvais goût d'établir sur cette belle terrasse un long berceau de treillage tout couvert d'une verdure épaisse qui cache tout. On n'entrevoyait cette admirable perspective que par des petites lucarnes où je ne pouvais passer la tête ; d'ailleurs, le berceau est si bas que mes plumes s'y accrochaient partout.
Je me courbais extrêmement, et, comme pour me rapetisser encore, je ployais beaucoup les genoux, je marchais à toute minute sur ma robe, je chancelais, je trébuchais, je cassais mes plumes, je déchirais mes jupons, et dans l'attitude la plus gênante, je n'étais guère en état de jouir de la conversation de madame de Saint-Julien qui, petite, en habit négligé du matin, se promenait fort à son aise, et causait très agréablement. Je lui demandai en riant si M. de Voltaire n'avait pas trouvé mauvais que j'eusse vulgairement daté ma lettre du mois d'août? Elle me répondit que non ; mais elle ajouta qu'il avait remarqué que je n'écrivais pas avec son orthographe.

Enfin, on vint nous dire que M. de Voltaire entrait dans le salon ; j'étais si harassée, et en si mauvaise disposition que j'aurais donné tout au monde pour pouvoir me trouver transportée dans mon auberge à Genève...
Madame de Saint-Julien me jugeant d'après ses impressions, m'entraîne avec vivacité ; nous regagnons la maison, et j'eus le chagrin, en passant dans une des pièces du château, de me voir dans une glace ; j'étais ébouriffée et toute décoiffée, et j'avais une mine véritablement piteuse et tout à fait décomposée. Je m'arrêtai un instant pour me rajuster, ensuite je suivis courageusement madame de Saint-Julien.
Nous entrons dans le salon et me voilà en présence de M. de Voltaire...
Madame de Saint-Julien m'invita à l'embrasser, en me disant avec grâce, il le trouvera très bon. Je m'avançai gravement avec l'expression du respect que l'on doit aux grands talents et à la vieillesse ; M. de Voltaire me prit la main et me la baisa ; je ne sais pourquoi cette action si commune m'a touchée, comme si cette espèce d'hommage n'était pas aussi vulgaire que banal ; mais, enfin, je fus flattée que M. de Voltaire m'eût baisé la main, et je l'embrassai de très bon coeur, intérieurement, car je conservai toute la tranquillité de mon maintien.
Je lui présentai M. Ott, qui fut si transporté de s'entendre nommer à M. de Voltaire, que je crus qu'il allait faire une scène ; il s'empressa de tirer de sa poche des miniatures qu'il avait faites à Rome ; malheureusement, l'un de ces tableaux représentait une Vierge avec l'Enfant-Jésus, ce qui fit dire à M. de Voltaire plusieurs impiétés aussi plates que révoltantes ; je trouvai qu'il était contre les devoirs de l'hospitalité et contre toute bienséance de s'exprimer ainsi devant une personne de mon âge qui ne s'affichait pas pour esprit fort, et qu'il recevait pour la première fois ; extrêmement choquée, je me tournai du côté de madame Denis, afin d'avoir l'air de ne pas écouter son oncle : il changea d'entretien, parla de l'Italie et des arts comme il en écrit, c'est-à-dire sans connaissance et sans goût ; je ne dis que quelques mots qui exprimaient que je n'étais pas de son avis.

II ne fut question de littérature, ni avant, ni après le dîner ; M. de Voltaire ne jugeant pas, je crois, que cette conversation dut intéresser une personne qui s'annonçait d'une manière aussi peu brillante. Néanmoins, il soutint l'entretien avec politesse, et même quelquefois avec galanterie pour moi.
On se mit à table, et pendant tout le dîner M. de Voltaire ne fut rien moins qu'aimable ; il eut toujours l'air d'être en colère contre ses gens, criant à tue-tête, avec une telle force, qu'involontairement j'en ai plusieurs fois tressailli ; la salle à manger est très sonore, et sa voix de tonnerre y retentissait de la manière la plus effrayante. On m'avait prévenue de cette manie qui est si hors d'usage devant des étrangers, et l'on voit parfaitement en effet que c'est une habitude ; car ses gens n'en paraissent être ni surpris, ni le moins du monde troublés.

Après le dîner, M. de Voltaire, sachant que j'étais musicienne, a fait jouer madame Denis du clavecin ; elle a un jeu qui transporte en idée au temps de Louis XIV ; mais ce souvenir-là n'est pas le plus agréable que l'on puisse se retracer de ce beau siècle.
Elle finissait une pièce de Rameau, lorsqu'une jolie petite fille de sept ou huit ans entra dans la chambre, et vint se jeter au cou de M. de Voltaire, en l'appelant papa ; il reçut ses caresses avec grâce, et comme il vit que je contemplais ce tableau si doux avec un extrême plaisir, il me dit que cette enfant appartenait à la petite-fille du grand Corneille qu'il a mariée ; combien j'eusse été touchée dans ce moment si je ne m'étais pas rappelé ces Commentaires , où l'injustice et 1'envie se trahissent si maladroitement!...

Dans ce lieu on est à chaque instant blessé par des contrastes bizarres, et sans cesse l'admiration y est suspendue et même détruite par des souvenirs odieux et par des disparates révoltantes.
M. de Voltaire reçut plusieurs visites de Genève, ensuite il me propose une promenade en voiture ; il fit mettre ses chevaux, et nous montâmes dans une berline, lui, sa nièce, madame de Saint Julien et moi. Il nous mena dans le village pour y voir les maisons qu'il a bâties et les établissements bienfaisants qu'il a formés. Il est plus grand là que dans ses livres, car on y voit partout une ingénieuse bonté, et l'on ne peut se persuader que la même main qui écrivit tant d'impiétés, de faussetés et de méchancetés, ait fait des choses si nobles, si sages et si utiles.
Il montre ce village à tous les étrangers, mais de bonne grâce ; il en parle simplement avec bonhomie ; il instruit de tout ce qu'il a fait, et cependant il n'a nullement l'air de s'en vanter, et je ne connais personne qui pût en faire autant ; en rentrant au château la conversation a été fort animée ; on parlait avec intérêt de ce qu'on avait vu ; je ne suis partie qu'à la nuit ; M. de Voltaire m'a proposé de rester jusqu'au lendemain après dîner, mais j'ai voulu retourner à Genève.

Tous les portraits et tous les bustes de M. de Voltaire sont très ressemblants, mais aucun artiste n'a bien rendu ses yeux : je m'attendais à les trouver brillants et remplis de feu ; ils sont en effet les plus spirituals que j'aie vus, mais ils ont, en même temps, quelque chose de velouté et une douceur inexprimable ; l'âme de Zaïre est tout entière dans ces yeux-là ; son sourire et son rire, extrêmement malicieux, changent tout à fait cette charmante expression.
Il est fort cassé et sa manière gothique de se mettre le vieillit encore. Il a une voix sépulcrale qui lui donne un ton singulier, d'autant plus qu'il a l'habitude de parler excessivement haut, quoiqu'il ne soit pas sourd.
Quand il n'est question ni de la religion ni de ses ennemis, la conversation est simple et naturelle, sans nulle prétention, et par conséquent (avec un esprit tel que le sien) parfaitement aimable.

Il m'a paru qu'il ne supportait pas que l'on eût, sur aucun point, une opinion différente de la sienne ; pour peu qu'on le contredise, son ton prend de l'aigreur et devient tranchant ; il a certainement beaucoup perdu de l'usage du monde qu'il a dû avoir, et rien n'est plus simple : depuis qu'il est dans cette terre, on ne va le voir que pour l'enivrer de louanges, ses décisions vaut des oracles, tout ce qui l'entoure est à ses pieds ; il n'entend parler que de l'admiration qu'il inspire, et les exagérations les plus ridicules dans ce genre, ne lui paraissent maintenant que des hommages ordinaires.
Les rois même n'ont jamais été les objets d'une adulation si outrée, du moins l'étiquette défend de leur prodiguer toutes ces flatteries ; on n'entre point en conversation avec eux, leur présence impose silence, et, grâce au respect, la flatterie, a la cour, est obligée d'avoir de la pudeur, et de ne se montrer que sous des formes délicates.
Je ne l'ai jamais vue sans ménagement qu'a Ferney ; elle y est véritablement grotesque, et lorsque, par l'habitude, elle peut plaire sous de semblables traits, elle doit nécessairement gâter le goût, le ton et les manières de celui qu'elle séduit.
Voilà pourquoi l'amour-propre de M. de Voltaire est si singulièrement irritable, et pourquoi les critiques lui causent ce chagrin puéril qu'il ne peut dissimuler. Il vient d'en éprouver un très sensible.
L'Empereur a passé tout près de Ferney; M. de Voltaire qui s'attendait à recevoir la visite de l'illustre voyageur, avait préparé des fêtes et même fait des vers et des couplets, et malheureusement tout le monde le savait.
L'Empereur a passé sans s'arrêter et sans faire dire un seul mot.
Comme il approchait de Ferney, quelqu'un lui demanda s'il verrait M. de Voltaire ; l'Empereur répondit sèchement : Non, je le connais assez; mot piquant et même profond, qui prouve que ce prince lit en homme d'esprit et en monarque éclairé.

Journal de Voyage de Madame de Genlis en Suisse en 1777


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