lundi 12 novembre 2007

Madame du Barry, par Elisabeth Vigée Le Brun

Madame du Barry, par Drouais


Ce mot reporte mon souvenir sur une femme dont je ne vous ai pas encore parlé, quoique je l'aie vue de fort près ; une femme qui, sortie des derniers rangs de la société, a passé par les palais d'un roi pour aller à l'échafaud, et à qui sa triste fin fait pardonner le scandaleux éclat de sa vie. C'est en 1786 que j'allai, pour la première fois, à Louveciennes, où j'avais promis de peindre madame Dubarry, et j'étais extrêmement curieuse de voir cette favorite, dont j'avais si souvent entendu parler. Madame Dubarry pouvait avoir alors quarante-cinq ans environ.
Elle était grande sans l'être trop ; elle avait de l'embonpoint ; la gorge un peu forte, mais fort belle; son visage était encore charmant, ses traits réguliers et gracieux ; ses cheveux étaient cendrés et bouclés comme ceux d'un enfant; son teint seulement commençait à se gâter.

Elle me reçut avec beaucoup de grâces, et me parut avoir fort bon ton; mais je lui trouvai plus de naturel dans l'esprit que dans les manières : outre que son regard était celui d'une coquette, car ses yeux allongés n'étaient jamais entièrement ouverts, sa prononciation avait quelque chose d'enfantin qui ne seyait plus à son âge.
Elle m'établit dans un corps de logis, situé derrière la machine de Marly, dont le bruit lamentable m'ennuyait fort. Dessous mon appartement, se trouvait une galerie fort peu soignée, dans laquelle étaient placés, sans ordre, des bustes, des vases, des colonnes, des marbres les plus rares et une quantité d'autres objets précieux ; en sorte qu'on aurait pu se croire chez la maîtresse de plusieurs souverains, qui tous l'avaient enrichie de leurs dons. Ces restes de magnificence contrastaient avec la simplicité qu'avait adoptée la maîtresse de la maison, et dans sa toilette, et dans sa façon de vivre. L'été comme l'hiver, madame Dubarry ne portait plus que des robes-peignoirs de percale on de mousseline blanche, et tous les jours, quelque temps qu'il fït, elle se promenait dans son parc ou dehors, sans qu'il en résultât aucun inconvénient pour elle, tant le séjour de la campagne avait rendu sa santé robuste. Elle n'avait conservé aucune relation avec la nombreuse cour qui pendant long temps l'avait entourée.
L'ambassadrice de Portugal, la belle madame de Sousa, et la marquise de Brunoy étaient, je crois, les deux seules femmes qu'elle vît alors, et durant mes séjours chez elle, que j'ai fait à trois époques différentes, j'ai pu m'assurer que les visites ne troublaient point sa solitude.
Je ne sais pourquoi cependant les ambassadeurs de Tipoo saïb se crurent obligés d'aller visiter l'ancienne maîtresse de Louis XV. Non-seulement ils vinrent à Louveciennes, mais ils apportèrent des présents à madame Dubarry; entre autres, des pièces de mousseline, très richement brodées en or. Elle m'en donna une superbe, à fleurs larges et détachées, dont les couleurs et l'or sont parfaitement nuancés.

Les soirs, nous étions le plus souvent seules, au coin du feu, madame Dubarry et moi.
Elle me parlait quelquefois de Louis XV et de sa cour, toujours avec le plus grand respect pour l'un et les plus grands ménagements pour l'autre. Mais elle évitait tous détails; il était même évident qu'elle préférait s'abstenir de ce sujet d'entretien, en sorte qu'habituellement sa conversation était assez nulle. Au reste, elle se montrait aussi bonne femme par ses paroles que par ses actions, et elle faisait beaucoup de bien à Louvenciennes, où tous les pauvres étaient secourus par elle.
Nous allions souvent ensemble visiter quelque malheureux, et je me rappelle encore la sainte colère où je la vis, un jour, chez une pauvre accouchée qui manquait de tout.
—Comment! disait madame Dubarry, vous n'avez eu ni linge, ni vin, ni bouillon?
— Hélas! Rien, madame.
Aussitôt nous rentrons, au château ; madame Dubarry fait venir sa femme de charge et d'autres domestiques qui n'avaient point exécuté ses ordres. Je ne puis vous dire dans quelle fureur elle se mit contre eux, tout en faisant faire devant elle un paquet de linge qu'elle leur fit porter à l'instant même, avec du bouillon et du vin de Bordeaux.

Tous les jours, après dîner, nous allions prendre le café dans ce pavillon , si renommé pour le goût et la richesse de ses ornements.
La première fois que madame Dubarry me le fit voir, elle me dit : « C'est dans cette salle que Louis XV me faisait l'honneur de venir dîner. Il y avait au-dessus une tribune pour les musiciens qui chantaient pendant le repas. »
Le salon était ravissant : outre qu'on y jouit de la plus belle vue du monde, les cheminées, les portes, tout était du travail le plus précieux ; les serrures même pouvaient être admirées comme des chefs-d'œuvre d'orfèvrerie, et les meubles étaient d'une richesse, d'une élégance au-dessus de toute description.

Ce n'était plus Louis XV alors qui s'étendait sur ces magnifiques canapés, c'était le duc de Brissac, et nous l'y laissions souvent, parce qu'il aimait à faire sa sieste. Le duc de Brissac vivait comme établi à Louveciennes ; mais rien, dans ses manières et dans celles de madame Dubarry, ne pouvait laisser soupçonner qu'il fût plus que l'ami de la maîtresse du château.
Toutefois il était aisé de voir qu'un tendre attachement unissait ces deux personnes, et peut-être cet attachement leur a-t-il coûté la vie. Lorsqu'avant l'époque de la Terreur, madame Dubarry passa en Angleterre pour retrouver ses diamants volés, qu'en effet elle y retrouva, les Anglais l'avaient très bien reçue. Ils firent tout pour l'empêcher de retourner en France, au point qu'au moment de son départ, des amis dételèrent ses chevaux de poste. Le seul désir de rejoindre le duc de Brissac, qu'elle avait laissé caché dans son château de Louveciennes, la fit résister aux instances de ceux qui voulaient la retenir à Londres, où la vente de ses diamants pouvait la faire vivre dans l'aisance.
Elle partit pour son malheur, et vint retrouver le duc de Brissac à Louveciennes. Fort peu de temps après, le duc fut arrêté sous ses yeux et conduit en prison à Orléans. C'est là qu'on vint le chercher, lui et trois autres, pour les transporter, disait-on, à Versailles. Tous les quatre furent mis dans un tombereau, et à peine à moitié chemin, tous les quatre furent indignement massacrés !

On porta la tète sanglante du duc de Brissac à madame Dubarry, et vous imaginez ce que l'infortunée dut souffrir à cette horrible vue! elle ne tarda pas elle-même à subir le sort réserve alors à tous ceux qui possédaient quelque fortune, comme à ceux qui portaient un grand nom; elle fut trahie et dénoncée par un petit nègre, nommé Zamore, dont il est question dans tous les mémoires du temps, pour avoir été comblé de ses bienfaits et des bienfaits de Louis XV. Arrêtée, mise, en prison, madame Dubarry fut jugée et condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire à la fin de 1793.
Elle est la seule femme, parmi tant de femmes que ces jours affreux ont vues périr, qui ne put soutenir l'aspect de l'échafaud ; elle cria, elle implora sa grâce de la foule atroce qui l'environnait, et cette foule s'émut au point que le bourreau se hâta de terminer le supplice. Ceci m'a toujours persuadé que, si les victimes de ce temps d'exécrable mémoire n'avaient pas eu le noble orgueil de mourir avec courage, la terreur aurait cessé beaucoup plus tôt. Les hommes dont l'intelligence n'est point développée ont trop peu d'imagination pour qu'une souffrance intérieure les touche, et l'on excite bien plus aisément la pitié du peuple que son admiration.

J'ai fait trois portraits de madame Dubarry.
Dans le premier je l'ai peinte en buste, petit trois-quarts, en peignoir, avec un chapeau de paille ; dans le second, elle est vêtue en satin blanc; d'une main elle fient une couronne, et l'un de ses bras est appuyé sur un piédestal.
J'ai fait ce tableau avec le plus grand soin; il était, ainsi que le premier, destiné au duc de Brissac, et je l'ai revu dernièrement. Le vieux général à qui il appartient a sans doute fait barbouiller la tète, car ce n'est point celle que j'ai faite; celle-ci a du rouge jusqu'aux yeux, et madame Dubarry n'en mettait jamais. Je renie donc cette tête qui n'est point de moi; tout le reste du tableau est intact et bien conservé. Il vient d'être vendu à la mort de ce général.
Le troisième portrait que j'ai fait de madame Dubarry, est chez moi.
Je l'ai commencé vers le milieu de septembre 1789. De Louveciennes, nous entendions des canonnades à l'infini, et je me rappelle que la pauvre femme me disait : « Si Louis XV vivait, sûrement tout cela n'aurait pas été ainsi. »
J'avais peint la tête et tracé la taille et les bras, lorsque je fus obligée de faire une course à Paris; j'espérais pouvoir retourner à Louveciennes pour finir mon ouvrage ; mais ou venait d'assassiner Berthier et Foulon. Mon effroi était porté au comble, et je ne songeais plus qu'à quitter la France ; je laissai donc ce tableau à moitié terminé.
Je ne sais pas par quel hasard M. le comte Louis de Narbonne s'en trouva possesseur pendant mon absence; à mon retour en France, il me l'a rendu, et je viens de le terminer.

Souvenirs de madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun. Lettres X, à la princesse Kourakin.

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